
Il était une fois, dans un royaume lointain, un jeune prince nommé Chabi. Célibataire depuis toujours, il n’avait jamais connu l’amour, ni épouse. À la mort de son père, le peuple le proclama roi, et comme le voulait la tradition, on lui donna trois femmes.
À la même période, les trois reines tombèrent enceintes, et quelques mois plus tard, elles donnèrent naissance à trois garçons. Étonnamment, tous les trois naquirent le même jour. Pour marquer l’unité et la puissance de son héritage, le roi Chabi décida de leur donner le même prénom : Issa.
Les années passèrent, et les trois Issa grandirent sous le regard bienveillant de leur père. Mais un jour, le roi Chabi tomba malade. Sur son lit de mort, il laissa un message énigmatique :
« Donnez le trône à Issa, mais ne le donnez pas à Issa… ni à Issa. »
À sa mort, les sages du royaume furent plongés dans une grande confusion. À quel Issa le roi faisait-il allusion ? Tous portaient le même nom, étaient nés le même jour et aucun ne se distinguait clairement des autres. Le droit d’aînesse ne pouvait donc être invoqué.
Alors, les anciens se souvinrent de la coutume : chaque roi avait un alpha, un conseiller spirituel qui l’accompagnait en toutes circonstances. Peut-être que le roi avait confié ses dernières volontés à son alpha.
Ils allèrent donc le voir pour lui poser la question.
— Donne-nous le nom de l’Issa que le roi voulait voir sur le trône, dirent-ils.
— Revenez dans trois ou quatre jours, répondit l’alpha. Je vous dirai qui est digne de régner.
Ce même soir, tard dans la nuit, l’alpha se rendit en secret chez le premier Issa, fils de la première reine. Il frappa à sa porte.
— Ah, vieux père ! s’exclama Issa. Que fais-tu ici à une heure pareille ? Il n’y a rien de grave, j’espère ?
— Laisse-moi entrer, dit l’alpha. Je ne veux pas qu’on me voie.
Une fois à l’intérieur, l’alpha lui dit :
— Tu sais que le trône doit revenir à l’un d’entre vous. Si tu veux prouver que tu en es digne, va à la tombe de ton père et ramène-moi son pouce.
Issa fut choqué.
— Ce que tu demandes est grave, alpha. Attends, je vais appeler ma mère pour qu’elle entende ça aussi.
Mais l’alpha s’y opposa fermement.
— Si tu veux faire, fais. Sinon, laisse.
Puis il partit.
Il se rendit ensuite chez le deuxième Issa, fils de la deuxième reine.
— Issa, le trône peut-être à toi. Mais si tu veux le mériter, il te faut aller déterrer ton père et m’apporter son pouce.
— Est-ce vrai, alpha ? demanda Issa.
— Par ma foi, oui, répondit-il.
— Si ce n’est que ça ne t’inquiète pas. Je le ferai.
Enfin, l’alpha alla chez le troisième Issa, fils de la troisième reine.
— Issa, tu pourrais bien être le roi. Mais il te faut prouver ta détermination. Va déterrer ton père… et ramène-moi sa tête.
— Juste la tête ? dit Issa. Ne t’en fais pas, tu l’auras.
Trois jours plus tard, les sages revinrent auprès de l’alpha pour connaître sa décision.
— Attendez demain, dit-il. C’est Dieu lui-même qui révélera le nouveau roi.
Le lendemain, tout le village fut réuni sur la grande place pour assister à l’intronisation du futur roi. Les trois Issa furent appelés et se tinrent debout devant la foule.
L’alpha prit la parole :
— Écoutez tous attentivement. J’ai visité les trois Issa cette semaine. Je leur ai soumis la même épreuve, chacun à sa manière. Le premier Issa a refusé de profaner la tombe de son père. Les deux autres ont accepté. Voyons maintenant ce qu’ils ont fait.
Il se tourna vers le premier Issa :
— As-tu accompli ce que je t’ai demandé ?
— Non, répondit-il. Je ne peux pas profaner la tombe de mon père, un roi digne. Si le trône doit me revenir, qu’il me soit donné. Sinon, qu’on l’attribue à un autre.
Le peuple applaudit son intégrité, mais on le mit de côté.
On appela le deuxième Issa :
— As-tu tenu ta promesse ?
Sans un mot, il sortit de sa poche le pouce de son père et le posa sur la table. Un murmure d’effroi parcourut la foule.
Puis on appela le troisième Issa :
— Et toi ?
Il s’avança avec assurance, tira un sac de toile et en sortit la tête du roi défunt.
Un long silence s’installa. Puis des cris s’élevèrent :
— Malédiction ! Comment des fils peuvent-ils profaner ainsi la tombe de leur propre père ? Comment pourraient-ils nous gouverner s’ils n’ont aucun respect pour leur sang ?
Mais contre toute attente, l’alpha désigna le troisième Issa comme nouveau roi.
— Lui seul a eu le courage d’aller jusqu’au bout. C’est ce que le roi voulait : un homme de décision, prêt à tout pour régner.
Et ainsi, le troisième Issa fut couronné.
Mais dans le cœur du peuple, un doute demeura : le pouvoir mérité par la force vaut-il plus que l’honneur gardé dans la dignité ?